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Chroniques
Don Carlos
opéra de Giuseppe Verdi
Le Grand Théâtre de Genève a choisi d’ouvrir sa saison avec Don Carlos, soit la version originale en cinq actes, écrite par Giuseppe Verdi pour l’Opéra de Paris en 1867. La mise en scène en est confiée à Lydia Steier qui règle un spectacle globalement plus réussi que Les Indes galantes, vu ici-même il y a quatre ans [lire notre chronique du 13 décembre 2019], et par ailleurs bien plus sage que sa Salome de sexe et de sang à l’Opéra Bastille la saison dernière [lire notre chronique du 15 octobre 2022]. La scénographie de Momme Hinrichs consiste principalement en une structure cubique, avec deux côtés ajourés, un mur plein et une cloison amovible de hauts panneaux de bois qui lui fait face, un grand lustre hélicoïdal descendant des cintres suivant les scènes. Au centre de ce décor unique sont disposés des bancs sur lesquels viennent s’asseoir les moines du monastère de Saint-Just, tandis que Charles Quint repose dans son tombeau à une extrémité. Avant cela, des vidéos de forêt sous la neige évoquent le premier acte de Fontainebleau. Tous ces éléments sont placés sur une tournette dont les premières rotations séduisent l’œil, proposant de jolies images sous différents angles et dans les éclairages très bien réglés par Felice Ross. Mais le plateau finit par tellement tourner que le procédé arrive rapidement à saturation, surtout en première partie, alors que la stabilité est davantage de mise après l’unique entracte.
Un moine portant casque audio intrigue d’abord, caché derrière une cloison où il espionne. Puis c’est un opérateur à sa table d’écoute que l’on découvre un peu plus tard, dissimulé dans un espace entre mur et cloison, à la manière dont on peut imaginer les services de renseignement en URSS ou RDA. Dans La brochure de salle, Lydia Steier confie s’être inspirée des films La vie des autres (Florian Henckel von Donnersmarck, Das Leben der Anderen, 2006) et La mort de Staline (Armando Iannucci, The death of Stalin, 2017). Les costumes vintage d’Ursula Kudrna sont, en effet, bien en lien ici avec le Berlin-Est du début des années quatre-vingt, des motifs à carreaux pour beaucoup de ces messieurs, alors que Carlos reste dans l’imagerie traditionnelle de l’Infant. Philippe II apparaît en imperméable sur cuir noir, arborant toutes ses médailles militaires. Au cours de la représentation, on pend à tour de bras, avec un supplicié au premier acte déjà, puis plusieurs autres pendant la scène de l’autodafé, montrée comme une cérémonie mortuaire qui se transforme en séance de cinéma où l’on projette un film en noir en blanc à la gloire du monarque en Roi-Soleil soviétique, vantant les prochaines récoltes de blé et portant un enfant dans les bras.
Après Les Huguenots (Meyerbeer) et La Juive (Halévy) ces dernières saisons au Grand Théâtre, Marc Minkowski poursuit son exploration du grand opéra français en cinq actes. La partition est généreuse, formant un peu moins de quatre heures de musique, les coupures ayant été effectuées surtout dans les ballets. Notons aussi l’absence du duo Philippe-Carlos pour déplorer la mort de Posa, duo dit Lacrimosa car réutilisé par Verdi sept ans plus tard dans la Messa da Requiem. Les ballets du premier tableau du troisième acte ne sont d’ailleurs pas dansés, le plateau tournant alors continuellement et donnant une certaine illusion du mouvement, mais surtout le tournis. Pour revenir à la musique, on note les tempi le plus souvent rapides, voire très rapides. Sauf exceptions, le chef français ne s’attarde pas et réduit la charge émotionnelle de plusieurs passages, comme quand Élisabeth prend congé de la comtesse d’Aremberg au deuxième acte (Ô ma chère compagne). L’exception notable est le cinquième acte, développant une musique splendide, pleine de couleurs et de souffle pour introduire et accompagner le grand air Toi qui sus le néant. L’Orchestre de la Suisse Romande se montre appliqué, avec des cuivres solides et expressifs, tandis que le Chœur du Grand Théâtre de Genève fait preuve de vaillance, pas toujours parfaitement coordonné toutefois lorsque ses artistes sont disposés en deux groupes, de chaque côté du décor monumental.
Pour défendre Don Carlos, Charles Castronovo dispose d’un français de belle qualité et d’un timbre assez sombre qui n’est pas sans rappeler celui de Jonas Kaufmann. Le style est élégant, utilisant de belles nuances en mezza voce, et le registre le plus aigu est atteint sans problème, témoignant tout de même de petites tensions en début de représentation [lire nos chroniques du Roi d’Ys, de Mireille, L’elisir d’amore, Lucia di Lammermoor, La damnation de Faust, Carmen, Simon Boccanegra et La bohème]. Également dans une agréable prononciation du texte, le soprano Rachel Willis Sørensen compose une émouvante Élisabeth de Valois, avec un timbre frémissant, plus épanoui dans le registre aigu que dans la partie la plus grave. Dans cette mise en scène, le personnage tombe enceinte et profite, trop brièvement, de son bébé à la fin de l’air du dernier acte [lire nos chroniques de Lohengrin, Les vêpres siciliennes et Vier letzte Lieder]. La fin de l’acte précédent, lorsqu’Eboli protège Élisabeth dans sa fuite, rappelle d’ailleurs irrésistiblement l’aide apportée par la Walkyrie Brünnhilde à Sieglinde. Déjà titulaire du rôle d’Eboli à l’Opéra national de Lyon [lire notre chronique du 20 mars 2018], Eve-Maud Hubeaux apporte sa fougue au personnage. La chorégraphie assez ridicule qui accompagne la Chanson du voile gâche un peu le plaisir, mais sa dernière intervention, Ô don fatal, se révèle enthousiasmante, quand elle se griffe le visage au sang, pendant que les aigus partent comme des flèches.
Annoncé malade, Dmitry Ulyanov se révèle plutôt inconstant en Philippe II. Dans la catégorie des basses, le Grand Inquisiteur de Liang Li est doté d’un instrument homogène et d’une bonne élocution, même si d’autres titulaires ont, dans le passé, davantage marqué le rôle en développant un volume plus important. Faisant également partie de la distribution du Don Carlos lyonnais, le baryton Stéphane Degout utilise en Posa des moyens d’exception : timbre d’une grande noblesse, réserve de puissance, science du legato et une qualité de prononciation qui rend inutile la lecture des surtitres. La mort de Posa, autour de la petite cellule de Carlos, est le sommet vocal de la soirée. Dans les rôles secondaires, on apprécie en priorité le Comte de Lerme du ténor Julien Henric, bien timbré et à la diction claire, aux côtés d’Ena Pongrac (Thibault), du Moine plutôt effacé de William Meinert et de la Voix céleste de Giulia Bolcato, à vrai dire peu angélique ce soir lorsqu’elle traverse le plateau en tenant son enfant par la main. Un spectacle bien applaudi par un public enthousiaste.
IF